mercredi 8 mai 2019

Le récit de l'expérience




J'ai hésité sur la façon de raconter cette expérience tant elle fut riche et multiple. En effet, les images contenues dans les trois vidéos insufflent déjà une telle vision, que les mots pourraient réduire ce que l’image offre.

J'ai finalement choisi de vous raconter une histoire. Celle qui évoque ce qui nous a rapproché dans ce chemin, sur les talents et les forces qui ont permis de relier le passé, le présent et le futur, le corps, la raison et le cœur. Parler de relier le passé et le futur semble paradoxal lorsque le thème du spectacle est de raconter l'histoire des favelas au travers de la danse. 

Et bien justement, c'est ici que le miracle s'accomplit.

Ici, c'est le corps et la créativité qui ont permis de tisser, qui ont pris le relai des mots et qui ont permis d’incarner à travers le mouvement individuel et collectif, au sein de cette communauté, un élan vers le futur.

Nous voyagerons selon ces différentes étapes :
- la génèse de l’histoire 
- le cheminement et ses virages
- les enjeux et les écueils
- les relations humaines
- les conclusions

En préambule, un bref rappel de l’histoire. Il s'agissait de créer un projet commun : "Raconter l’histoire des favélas au travers de la danse" et proposer à des personnes désireuses de mettre en œuvre leurs talents créatifs et leurs compétences de danseurs au service de ce projet.

Il est important de préciser que la favéla est accompagnée dans un objectif de Développement durable par l’association Equilíbrio Sustentável, qui propose une solution originale de développement basée sur les modèles de la "Psychosocionomie" et du Développement Durable, où sont pris en compte les aspects essentiels de l'être humain : la psychologie, le social, l'économie et l'environnement.

J’avais reçu quelques semaines avant mon arrivée, quelques informations sur le milieu ambiant dans la favela : géographie, urbanisme, architecture, ainsi que des données culturelles, historiques et organisationnelles. En résumé, j’avais retenu que « les organisations internes à la favéla sont souvent menées par une seule personne, ceci générant des carences dans le fonctionnement collectif et une circulation de l'information insuffisante voir fragmentée ». En ce qui concerne la communication, « les échanges peuvent passer en alternance du soutien au rejet voir au blocage. Enfin, la gestion du temps est structurée sur du court terme. »

Afin d'accompagner la communauté à atteindre l'autonomie sociale et économique, ce que propose l'association, est de :
- Responsabiliser les leaders et les résidents afin de faciliter la collaboration et 
   l’action.
- Faciliter la prise de conscience de l'interdépendance, dans le but de créer des liens. 
- Les aider à développer les compétences de créativité et d'action.

L'essence du formidable travail que réalise les membres de l’association sur place se résume en cette phrase : 


« Il s’agit d’un travail de conscientisation sociale et non d’assistanat social ».



Effectivement, dans les interventions en contextes particuliers voir difficiles, les personnes peuvent focaliser, hélas trop souvent, sur ce qui ne fonctionne pas, le négatif, les manques, les carences. Ce regard et cette focale va générer de la dépendance, un regard en attente vers l'autre. La réponse est en-dehors de soi et du système et c'est « cet autre » qui a la réponse à nos problèmes.
Ce mode d'intervention est souvent proposé par des spécialistes. Il génère de l'attentisme de la part de la communauté car ce sont les experts qui ont la réponse. Alors il est urgent d’attendre, de mettre les décisions en veilleuse et les personnes activent la victime en elles entraînant le système vers l’inertie, voir l’apathie.
Il ne s'agit pas de supprimer les spécialistes et les experts, mais de les accompagner à entrer dans des relations plus horizontales afin de déclencher le savoir-faire des personnes de la communauté.

Favela do "Morro dos Prazeres"

Revenons au terrain : ici, l'enjeu était pluriel. Il nécessitait à la fois de la présence, la valorisation des compétences et la foi envers les personnes. Il s'agissait de soutenir les personnes et le projet, même si les choses n’avançait pas sur un mode linéaire. Ici, nous sommes fréquemment sur un mode de pensée circulaire et multi-factoriel. Cela signifie que face à une question posée peut apparaître de nombreuses réponses, qui ne sont pas directement en lien avec la question ; et pourtant, elles sont interdépendantes de celle-ci. Cela demande un peu de patience, au regard à un mode de pensée linéaire et une gymnastique cérébrale intéressante.

Il s’agit vraiment de faire confiance, car même si dans une demande très précise, la réponse vous semble floue, finalement cela avance tout de même, par d’autres biais et pas forcément au rythme souhaité initialement. 

En évoquant le rythme, il est important de préciser que la question du temps et de sa chronologie n'existe pas ou peu. Ce n'est pas le sujet. Là, c'est beaucoup plus déstabilisant car sur un projet, la notion de temps m'a toujours paru essentielle. Là aussi, j'ai pu modifier quelque peu cette vision, sans quelques inconforts au début. Mais de ce fait, et dans ce nouvel espace temps, le moment présent prend toute sa puissance.


C'est ainsi que la relation et le présent ont pris leur place au coeur même du processus et en sont devenus l'essentiel. En partant de la réalité, de ce qui est, de ce que nous avions et ce que nous n'avions pas, nous allions créer. Ainsi, l'histoire de la favéla qui aurait pu être écrite bien avant le début des répétitions n'est pas arrivée, peu importe la raison, c’est un élément important de cette réalité. Je suis donc arrivée au Brésil sans l'histoire, car même si des interviews avaient été effectués, je ne pouvais construire un scénario sur ces contenus. C'est en connaissant un peu la culture du Brésil, sans expérience de la favéla, de ses tissages relationnels et de ses pouvoirs révélés et cachés que je partais à l’aventure.

Dans ce contexte, je ne pouvais exercer aucun autre rôle que celui de facilitatrice, en laissant toute la place aux acteurs locaux.

Dans un premier temps, nous avons donc noté ce dont nous avions besoin et comment y répondre. Là, il y a eu clairement deux types de réponses :
- une réponse très pro-active, fermement décidée à avancer quoi qu'il arrive
- une réponse plus réservée, non dénuée d’enthousiasme parfois, mais allant chercher les difficultés plutôt que les solutions.

C'est là que j'ai compris l'ampleur de la tâche. Comment relier des individualités qui ne sont pas sur le même intérêt, au-delà du projet commun ?

Thème récurrent, sujet classique en groupes de travail ici ou ailleurs.



"Escolinha de Arte e Reforço", lieu des cours, 
     des répétitions et de certaines  réunions.


Ici, les personnes, en répondant "présente" à ce projet avait déjà activé un chemin de transformation, et elles n'étaient pas seules !
Certaine d'entre elles jouaient une pièce maîtresse dans leur avenir et étaient prêtes à créer et les autres jouaient leur métamorphose vers une autre forme de coopération.

J'entendais et observais les richesses et les savoirs de chaque côté, et même si ils s'exprimaient différemment, je cherchais le passage qui permettrait une mise en commun, au travers d’une démarche appréciative.



"Escolinha de Arte e Reforço"



Après une semaine environ, nous avions peu à peu avancé entre ces deux mouvements d’avant en arrière, et entre la présence et l’absence.

La vie du projet naviguait entre les eaux de l'enthousiasme et du découragement. Je tentais la médiation régulière afin que chacun devienne apprenant de l'autre, questionnant et curieux. A partir de là un espace nouveau s'est finalement ouvert, celui de la rencontre qui permettait de créer.



Le groupe commence à se constituer

Nous avons tout de même démarré les cours de danse dès la première semaine, avec là aussi de très nombreux absents par rapport aux listes envoyées avant mon arrivée.

Ayant proposé une réunion pour travailler sur le scénario que nous n'avions pas encore élaboré une semaine après mon arrivée, nous avons posé ce que nous avions en commun, ce qui nous ré-unissait sur ce projet, ce qui nous rendait "UN" dans cette vision du spectacle et son futur pour la communauté. Nous avons valorisé les compétences qui nous permettraient d'aboutir, de voir le scénario s'écrire à travers les mémoires et l'imaginaire. Il s'agissait de susciter la reliance des visions afin de se mettre au service de la communauté et dépasser les égos qui tiraient selon les peurs de chacun. 

A partir de là, le terreau est devenu plus fertile. Cela n'a pas tout solutionné car le processus de transformation continuait son oeuvre en chacun. La communauté quant à elle réagissait dans des mouvements similaires. Nous avions parfois 4 élèves dans une classe et 25 dans une autre. 

La présence a permis de créer un contenant et un "tissage" de confiance où les personnes se sont peu à peu reconnues dans le projet et sont venues nous rejoindre, osant se lancer, faire face à elles-mêmes, à leur corps et aux regards. Ici la musique et l'histoire jouent un rôle important qui permet tout à la fois de se détendre et de se recentrer.

Entre temps, j'avais expérimenté chaque jour le principe d'incertitude. Vous savez, ces évènement inattendus, imprévisibles qui arrivent au milieu du chemin et qui peuvent non seulement bouleverser le cours des évènements mais aussi nos théories et nos idées. 

Effectivement, l'incertitude a frappé le 11 juillet. La favéla est équipée depuis quelque temps d’une Radio Communautaire « Radio Prazeres FM » qui est animée par un habitant du « Morro dos Prazeres » et qui émet sur une fréquence qui permet à de nombreuses personnes dans la favéla et à l'extérieur de suivre les programmes. Récemment, une « radio novela » a vu le jour, sous forme d’épisodes d’une dizaine de minutes chacun, sur un thème de résilience d’un habitant de la favéla avec en toile de fond des messages et des réflexions teintées de conscience individuelle et collective. Ils sont interprétés par trois personnes qui font cela avec une spontanéité et un talent surprenant !

Donc, la veille au soir, nous avions commencé à parler de l’évènement, et avions invité les auditeurs à nous rejoindre le 26 juillet afin de voir le spectacle. Nous comptions vraiment sur la radio pour communiquer régulièrement à ce sujet. Le lendemain, en me rendant sur les lieux, j'apprends que la police est passée dans l'après midi pour récupérer "le coeur émetteur" de la radio et l'ordinateur avec tous les programmes. En effet, la venue du Pape à Rio, active les zones de contrôle dans la région.

Là, c'est vraiment très ennuyeux ! 

Entre temps, les danseurs se confirment dans leurs gestes, les personnes pilotes prennent leur place, ou pas encore tout à fait.
Nous avançons avec ceux qui sont là, même lorsqu'ils ne sont que 3. Chaque pas et chaque personne est importante, au-delà de son rythme. Le défi de l’absence et des absents résonne comme un mantra dans ma tête : « nous ne pouvons désirer à la place de l'autre et ne pouvons faire à sa place ». 

Le chemin est apprenant et le présent devient de plus en plus essentiel. Ce qui n’a pas eu lieu est très vite abandonné sans regret puisque nous l'acceptons, et les visions se font plus rares car tout peut-être balayé très vite. Je pense vraiment que nos leaders devraient venir faire un stage d’accompagnement d’équipe au Brésil, cette culture est d’une richesse sans pareil pour apprendre à vivre avec le présent. D’autre part, et c’est à noter dans chaque rencontre, le cœur et la gentillesse est omniprésente. Cela permet de dépasser bien des difficultés !

Le 25 juillet, suite à une réunion de régulation avec une partie de l'équipe, nous répondons chacun à la question suivante :
-       "Qu'est-ce qui serait pour toi un spectacle réussi ? Racontes-moi ce que tu vois".
Et là, de belles histoires de succès se déroulent devant nous, nous reliant tous, au-delà d'une grande fatigue, au succès de la soirée de demain.

A partir de là, tout s'est mis à fonctionner de façon presque fluide. Chacun était à sa place, investi, impliqué, engagé, responsable de sa mission et attentif aux autres.

Le spectacle fut (évidemment) un succès, je vous invite à voir les vidéos si ce n'est déjà fait. Une centaine de personnes constituait le public, dont Dona Marizé, la doyenne de la favéla avec 94 ans qui était très émue de ce qu'elle a vu se dérouler sous ces yeux.


Jeune danseuse très impliquée

Depuis le spectacle et mon départ du Brésil, l’association continue son action :

- Il a été décidé de poursuivre ces cours de danse au sein de la favéla.
- Le nom du groupe est : "Prazeres de dançar".
- Le spectacle va être repris, travaillé, affiné et l'intention est de le présenter dans un
  théâtre à Rio de Janeiro, en 2014.
- Les enfants qui ont participé au spectacle souhaitent continuer activement les cours de danse.
  

Je termine en remerciant chaque acteur au sein de l’association pour leur soutien et leurs éclairages quand ce fut nécessaire, et particulièrement Georges, Edson et Paulo.

Egalement à toutes les personnes avec qui j'ai travaillé directement, Ana, Flavio, Lielle et Joana, et à toutes celles que j’ai rencontré très régulièrement au sein de la favéla, investies au cœur du projet ou en périphérie.

Merci !
Vous m'avez beaucoup appris.


En conclusion, je reprendrai une phrase de l'excellent livre de Adalberto Barreto (*) et Jean-Pierre Boyer : "L'indien qui est en moi"


"Abandonner ses rôles permet d'être partie prenante de ce qui s'échange,
de prendre un bain d'humanité et de retrouver l'indien qui est en moi".









• Adalberto Barreto est brésilien et a créé une méthode de « Thérapie Communautaire Intégrative » au Brésil depuis une vingtaine d'années. Psychiatre et Ethnologue, Professeur à la faculté de Médecine de l’université Fédérale du Ceará.


Je vous partage ici un extrait : "J’ai eu la chance dans la période difficile de la dictature des colonels de venir faire des études en Europe. Tel un chercheur d’or, je pensais que l’Europe représentait une mine inépuisable de richesse intellectuelle, de savoirs et de compétences universitaires. J’ai donc fait ma spécialité de psychiatrie à Lyon où j’ai eu le plaisir de rencontrer mon ami Furtos et Jean Guyotat et j’ai passé le doctorat d’ethnologie avec comme professeur François Laplantine. Enfin, j’ai suivi et validé des études de philosophie et théologie à Rome et d’Ethnopsychiatrie à Paris avec Georges Devereux.

Tout en continuant à creuser les mines d’or, à la recherche de pépites de plus en plus pures, je me suis rendu compte progressivement que ces mines cachaient des manques relationnels de chaleur et d’humanité dont l’expression était pourtant très courante dans ma culture nordestine.

En rentrant au Brésil, bardé de médailles de savoirs européens, on m’a tout de suite proposé une chaire de professeur de santé communautaire et des consultations de psychiatrie à l’hôpital universitaire. Face à cet afflux de gens présentant les mêmes difficultés existentielles j’ai pris conscience que ma position et mes compétences touchaient leurs limites. Face à ces défis j’ai décidé d'aller sur place, dans les communautés, pour mieux comprendre la situation de ces consultants, leur contexte. Mais surtout j’avais l’idée qu’au sein même de ces communautés, il y avait des ressources, des savoirs, et que mon rôle pouvait être de les aider à reconnaitre ces capacités, à les mutualiser et les mettre en commun." 


De ces multiples expériences, il a créé le modèle de « Thérapie Communautaire Intégrative ».